09 sept 2008

Quand on revient


Dans l’autobus on peut voir défiler, tout au long de l’avenue, les bâtiments de l’université. Dans ce sens-là on les prend à rebours des dates de construction, et c’est comme si on remontait le temps en descendant l’avenue vers le centre ville.

Le bus fait d’abord un tour laborieux du rond point construit récemment, ponctué, entre ses pavés, de petites lumières bleues qui jalonnent le trajet des piétons à la nuit tombée. Les piétons sont rois sur cette place, et c’est pour ça que le bus passe très lentement ; on a tout le temps de voir le grand bâtiment central avec les bureaux et les salles des thèses et des conseils tout en haut.

Ensuite le bus reprend un peu de vitesse dans l’avenue, qui n’est plus l’adresse postale de l’université depuis que la place avec les ronds-points est terminée et inaugurée, portant le nom d’un recteur que personne ne connaît — mais je suppose que personne ne sait non plus qui était l’homme donnant son nom à l’avenue, un recteur aussi si ça se trouve hein ? En tout cas le bus passe devant l’extension toute noire du long bâtiment Ouest, comme un tombeau de basalte égyptien, où se tiennent des amphitéâtres aux néons bleus et surtout le centre informatique verrouillé de tous côtés. Le long bâtiment Ouest, le plus grand et le plus ancien de l’université, fait défiler ses centaines de fenêtres au passage du bus. Sur le haut de sa paroi de béton, un graffiti humoristique classé dans le «patrimoine de l’établissement» bloque depuis 20 ans son ravalement.

Après l’avoir longé le bus passe devant le bâtiment Sud-Ouest, aussi vieux que l’autre et qui était autrefois le plus important de l’université, là où était la présidence, la grande scolarité centrale et la salle des conseils et des thèses. Sur le parking entre ce bâtiment et l’avenue où passe le bus, la place sous l’arbre où je préférais garer ma petite voiture rouge est souvent libre.

On remonte le temps et ensuite l’université disparaît, ce sont les HLM encore puis la voie de chemin de fer et enfin la grande rue qu’on descend vers la rivière. Quand on l’atteint, je quitte le bus.

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10 sept 2008

Lady Dudley était complètement morte


Oh la honte. Je me souvenais avoir une petite préparation toute prête sur quelques problèmes posés par l’étude des textes littéraires traduits, je la retrouve, oui bon, c’est court dis donc, mais ça ira comme ça, ah mais au fait tiens j’avais fait une autre analyse plus longue de cet auteur-là, c’était quoi déjà, c’était où… Ah oui, voilà, cinq pages au lieu d’une demie, ça fait bien plus sérieux, voyons voir, oui bon, c’est long, ça n’irait pas du tout, bien trop long… Mais qu’est-ce que j’avais écrit là, on ne lit plus très bien, voyons voir, “masquage du sujet autonome par la trad” dit le crayon en marge, oui bon, sûrement hein, mais à propos de quoi déjà, voyons:

Quand lord Dudley mourut l’autre jour, le Times écrivit qu’il avait été “un homme au goût cultivé et aux talents variés, bienveillant et généreux, mais bizarrement despotique. Il exigeait que sa femme fût en grande toilette, même dans le pavillon de chasse le plus lointain des Hautes-Terres écossaises; il la comblait de somptueux bijoux”, et ainsi de suite, “il la comblait de tout, mais lui refusa la plus minime responsabilité. (traduction de Clara Malraux, 1977)

Passons sur les “Hautes-Terres” que j’ai apparemment oublié de signaler (pas de coup de crayon), encore qu’avant que l’Ecosse soit à la mode je suppose que c’était plus clair que Highlands, mais était-elle à la mode en 1977, hein, je note “à voir” dans la marge et je regarde un peu chez Woolf où est donc ce sujet autonome injustement masqué par la trad:

Lord Dudley, THE TIMES said when Lady Dudley died the other day, “a man of cultivated taste and many accomplishments, was benevolent and bountiful, but whimsically despotic. He insisted upon his wife’s wearing full dress, even at the remotest shooting-lodge in the Highlands; he loaded her with gorgeous jewels”, and so on, “he gave her everything — always excepting any measure of responsibility.” (A Room of One’s Own, 1929)

Mais… bon sang… elle est pas seulement masquée la pauvre lady Dudley… elle est complètement morte, la Dudley, et moi qui n’avais même pas vu, juste crayonné les petites différences syntaxiques de citation du Times. Oh la honte!

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Photo: In 1899 volunteers from the Worcestershire Yeomanry went to fight in the Boer War. When they left, Lady Dudley gave each man one of these silk pear blossoms to pin on their hats. The pear blossom was chosen because of its links to the black pear - the symbol of Worcestershire. URL: www.worcestercitymuseums.org.uk

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11 sept 2008

Anti-méthode


— bigarrure, tâtonnements, rythme naturel, puissance et légitimité de l’ordre du hasard, imprésentabilité par excès de présence à l’instant, cheminement, inachevable —

Je me demande si on verra le soleil se lever par les grandes fenêtres de la salle, s’il distraira un instant le fil des lectures, s’il éblouira peut-être, un de ces matins d’hiver au ciel si transparent, un regard évadé quelques secondes de sa feuille de notes. Cela ne dure pas longtemps, les levers de soleil qu’on aperçoit par les fenêtres du troisième étage, et si par hasard le temps est mauvais pendant ces quelques jours, c’est raté pour toute la saison. Il y a longtemps, quand les cours s’étiraient toute l’année, on pouvait s’en consoler en espérant qu’il ferait clair au retour du printemps, qu’il y aurait une autre occasion.

Au rez-de chaussée des préfabriqués les levers de soleil ne distrayaient personne, on se sentait enfermé là-dedans comme dans des boîtes à poussière, tout à la fois surchauffées, pleines de courants d’air, et toujours un peu sombres, comme si la lumière avait du mal à y arriver. Il fallait, pour voir un peu les rayons naissants, arriver un peu en avance et s’attarder sur le chemin qui va du parking aux salles isolées derrière les bennes à ordures, et prendre le temps, en passant le long des garages à vélos aux tôles toutes détourées par l’air froid. En allumant une cigarette par exemple.

La citation pourrait vraiment être de n’importe qui, mais celle-là est de Sabry, Stratégies discursives, 1992, p. 122

12 sept 2008

Sokal ou les Rhinogrades ?



En principe, les deux; mais à y réfléchir de nouveau (quatre ans plus tard) est-ce bien raisonnable de coller ces deux monstres dans la même case de mon tableau? Critique ou ludique? En principe, les deux; mais est-ce que c’est comique, “Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity“? Et les Rhinogrades, ça vous fait vraiment réfléchir à votre crédulité face à la science vous? Est-ce que ça ne vous occupe pas plutôt deux bonnes heures à farfouiller partout sur Internet pour y voir clair dans cette histoire de réédition d’un texte soit-disant épuisé, rallumant une soit-disant controverse dont vous aimeriez bien (au début) lire l’ensemble des points de vue, puisque vous commencez par en trouver quelques-uns, mais où sont les autres? On cherche, on cherche, on trouve des recensions, des débats, des pseudo-interviews, des musées fictifs, et même quand on est courant que c’est un sacré canular on continue de chercher. C’est pas du Borgès évidemment, mais ce qui me plaît avec les Rhinogrades comme avec “Tlön Uqbar Orbis Tertius” ou l’”Examen de l’oeuvre d’Herbert Quain” c’est le dossier de l’énigme… Une critique des modes de validation de la recherche scientifique? Mwoui, bon, si on veut — mais au bout du compte je me demande si on ne se serait pas davantage aiguisé les neurones en jouant de la même façon avec l’article de Sokal — imaginons: le bonhomme ne se serait pas contenté d’abuser Social Text, il aurait mis toute sa petite meute en piste pour, je ne sais pas, monter des séminaires, des colloques, des publications en cascade, un site web…Et pour finir un grand roman postmoderne (non-linéaire, hein) avec une révélation ambiguë quelque part (nouveaux sites web avec blogs de lecteurs perspicaces, comme pour Le Quinconce de Palliser)… publié chez Odile Jacob, et raisonnablement vite épuisé.

Faudrait voir si l’énigme (surtout documentaire) ajoute du potentiel critique à la fiction, ou lui en retranche. Beau sujet de colloque.

13 sept 2008

Trousseaux


Les deux grosses clés jaunes à section étoilée se ressemblent trop, maintenant; j’ai dû poser un signe distinctif sur celle dont je me servirai le plus souvent. Je n’avais pas prévu ce cas de figure et je n’avais rien sous la main; j’ai tiré quelques centimètres d’un fil de coton sur, je crois, son pull noir, et je l’ai noué sur la bonne clé. Je n’ai encore trouvé ni le temps ni l’envie de le remplacer par quelque signe plus voyant, et quand je dois ouvrir la porte je passe un petit moment à chercher le fil noir, dans l’ombre du couloir, sur la masse cliquetante du trousseau.

Il n’est pas bien gros, je trouve rapidement. Au plus fort de ses phases de gonflement et dégonflement successifs mon trousseau a aussi compté deux clés étoilées à tête carrée, comme aujourd’hui, mais elles se distinguaient très bien par le gros numéro gravé sur l’une d’elles. Paradoxalement cet état-là du trousseau, énorme, était d’une utilisation plus facile. Trois clés pour trois bureaux (et celui où je me rendais le plus souvent n’avait, lui, qu’une petite clé plate de métal blanc), deux clés pour deux maisons, une clé pour le garage, une clé pour la voiture et une pour le vélo… mais manipuler toutes ces clés était aussi facile que d’aller de la voiture au garage du vélo, d’une maison ou d’un bureau à l’autre.

C’est toujours le même gros anneau qui tient tout ça. Solide, l’anneau, toujours aussi serré, ne s’est pas relâché à mesure que de grosses ou petites clés venaient se rajouter à la masse (faire baîller la spirale de métal, encoigner la tête plate ou volumineuse, tourner un tour et demi avant qu’elle prenne son jeu libre dans le cercle refermé). La clé de la première salle des profs, dans le bâtiment E (plate, encore). La clé de la salle 201 à Maubeuge (à tige tubulaire, métal tout usé). La clé du B321, devenu le B315 après les travaux. La clé du 11, la clé du 30, la clé du 43, la clé du 17; la clé du 4, la clé du 9, la clé du 901 — non, pas celle du 901.

J’ai bien aimé le moment, il y a longtemps, où deux clés pour deux voitures rendaient obèse le trousseau (les têtes des clés de voiture, toujours si grosses, en plastique rouge ou noir). J’imagine le poids qu’il aurait eu dans ma poche si j’avais eu trois clés de bureau en même temps que deux clés de voiture. Et pourquoi pas toutes les clés de toutes les maisons, hein?

Assez maigre, désormais. Le petit système qui l’enjolivait d’un goupillon terminé par un jeton de chariot pour le supermarché, et qui grossissait un peu plus sa masse, s’est cassé quelque part ces trois dernières années. Plus que deux clés de bureau, une clé de maison, une clé de vélo. Je n’ai pas rajouté celle de la nouvelle voiture: je n’étais pas là quand elle a été livrée. Et j’en avais marre, de toute façon, du bruit que faisaient toutes ces clés sur le plastique du tableau de bord. Maintenant ça me fait donc deux trousseaux, l’un pour boucler des portes et l’autre pour faire démarrer une voiture. C’est plus clair.

photo © Planet Taka-yaka

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14 sept 2008

1990-1991


Si cette première année était une recherche, ce serait une enquête pas très rationnelle sur une belle pièce de théâtre de Giraudoux, dont les vagues de tirades successives avaient l’air de ne suivre aucun ordre, aucun plan. Je n’en voyais pas, en tout cas, et comme souvent quand je ne vois rien, j’ai compté — quoi? toutes sortes de choses, les mots, les images, les personnages, la longueur des phrases… Et finalement ça marchait, je voyais quelque chose, des mouvements de fugue, de translation, de respiration des groupes sur la scène. Je faisais un schéma. Est-ce que c’était si clair? Est-ce que mes auditeurs voyaient la même chose? Aucune idée. Les auditeurs ne disent presque jamais ce qu’ils pensent de vos recherches et de leurs résultats.

Si cette première année était un dossier, ce serait deux dossiers: l’un en carton noir à rabats, avec des élastiques rouges, moyennement fourni mais cohérent, relativement complet dès le début de l’année, avec des sous-chemises et des notes écrites sur un papier récupéré dans les corbeilles de la fac, dont j’aimais bien, sur le côté inutilisable, les rayures d’une imprimante déréglée: elles se voyaient assez, du côté blanc, pour guider mon écriture et la faire aller droit. L’autre dossier, à sangle, obèse, rempli de tout et n’importe quoi au fur et à mesure que l’année avançait et que s’accumulaient les découvertes, reprises, jets multiples du même exercice, dessins ou photocopies potentiellement utiles et finalement pas utilisés. Ce n’est qu’un souvenir, car je ne l’ai pas gardé. Les deux dossiers n’avaient rien en commun, ne communiquaient pas, parlaient de deux mondes complètement indifférents l’un à l’autre.

Si cette première année était un visage, il y aurait trois visages: celui d’un monsieur très grand, plutôt gentil, mais donnant souvent l’impression d’être tout perdu dans le travail qu’il avait à faire, marmonnant des paroles difficiles à suivre et attirant l’attention, du coup, sur ses joues complètement ravagées par une maladie qui les avait grêlées en profondeur, semblant même en avoir éliminé toute trace de pilosité. Celui d’une fille de mon âge que je voyais moins rarement que les autres gens, pour une raison qui, aujourd’hui, m’échappe complètement: nous n’avions rien en commun. Peut-être étais-je simplement reconnaissante qu’elle m’invite parfois à une conversation ou un dîner. Une cicatrice fendait le coin de sa lèvre supérieure sans pour autant altérer sa beauté de bonde classique. A la cicatrice s’accrochent quelques mots qu’elle avait utilisés pour en expliquer la cause: une chute en vélo, et en se relevant, la douleur et les saignements étaient tels, se rappelait-elle: “Je me suis dit, Ça y est je me suis cassé toutes les dents” — en fait non. Celui, enfin, d’un jeune garçon à lunettes qui participait beaucoup, qui avait été malade pendant le voyage en Angleterre, qui avait aussi, un autre jour, lancé un fameux chahut dans l’auberge de jeunesse et s’était acquitté du rangement, après la bagarre d’oreillers, avec une jolie bonne humeur qui se voyait dans le ton comique qu’il prenait pour prononcer le mot anglais appris à l’occasion: “A pillow!”

Trois visages et des paroles, ainsi; il n’y a pas vraiment de visage qui demeure sans les mots et les voix qui viennent avec lui; et par exemple si les joues grêlées du principal-adjoint me font aller au souvenir de ma tutrice, cela me rappelle autant la sympathique physionomie de son visage à la fois contrefait et joyeux que la voix ironique et sonore avec laquelle elle m’indiquait quelques vérités du métier (”Pas d’histoires hein: ce-sont-des-monstres!”). Si les yeux pétillants d’un adolescent me rappellent, à rebours, la figure presque entièrement masquée par des bandelettes de tissu déchirées d’un étudiant contestataire, ça revient avec le ton sépulcral qu’il avait choisi pour son petit happening (à demi-nu, sautant sur une table, et déclamant théâtralement: “Le nô est le seul théâtre réellement sacréééééé!”). Et la demoiselle à la cicatrice me fait prendre conscience que j’avais oublié, que je n’aurais pas compté dans ma première année le visage aux cheveux courts et les intonations précieuses, très parisiennes, de cette autre tutrice dont j’ai pourtant beaucoup appris. Peut-être va-t-elle plutôt avec une autre année.

Chaque visage, et chaque voix, fait entrer dans un réseau qui semblait tout petit, tout serré, tout énumérable, et qu’il suffit d’arpenter un tout petit peu pour voir s’avancer plus loin ses ramifications, parfois enchevêtrées, comme dans les représentations graphiques que des logiciels en ligne dessinent maintenant devant nos yeux sur des écrans, comme ces arbres-ci ou ces couleurs-là. Sans écrans ni graphiques pour en épauler la mémoire, les réseaux de visages et de paroles dont je me souviens se ramifient dans mon esprit avec la seule méthode de mon écriture, le saut d’un mot à un autre. Pour peu que les phrases se dilatent assez, le dessin se forme et se déforme à mesure.

Et parfois là-dedans, les phrases et leurs ramures tournent et s’enlacent autour d’un mot, d’un motif isolé, apparu là on ne sait comment, et apparemment pas rattachées au branchage — mais sans doute qu’il suffirait d’entrer dans le motif pour en apercevoir quelques fins rattachements. La veste en cuir toute neuve de Jean. Un album reproduisant en couleurs des dessins qui me faisaient découvrir crûment l’homosexualité de Cocteau.

dessin de lettres avec Planned Obsolescence de Vic Fieger

15 sept 2008

T.M.S.


Entre le coude et le trapèze droit, indélogeable, rarement handicapant, jamais complètement absent. Pourtant, quand ce petit laptop est arrivé, avec son écran juste en face des yeux, il avait l’air d’une solution miracle: fini de se tourner à demi vers la gauche du bureau où trônait l’oeuf translucide du eMac, poussé dans le coin pour avoir la place d’ouvrir les livres et les dossiers devant moi. Avec le laptop, l’ADSL et les merveilles du réseau: et hop, sur le côté maintenant les bouts de dossiers ou de bouquins résiduels à recopier, à citer, à éplucher. Mais non… ça tire dans le trapèze droit maintenant. Le cou, ça va, mais le trapèze, ça tire. En vérité ça tire de l’ongle du majeur à l’arrière de l’épaule: je tape avec deux doigts seulement, tous les mots sortent d’une petite danse de majeurs sur le claviers. Et le trackpad en plus maintenant. Forcément, au bout de la journée, ça tire.

Surtout quand il faut “compulser des dossiers” électroniques. Avant, il y avait des dossiers ouverts partout sur la table et par terre aussi, étalant des fiches, des notes, un dictionnaire par-ci, deux ou trois classiques par-là, un crayon pour cocher des passages, un bic pour griffonner les parties de l’exposé. Gare au gamin qui venait gambader là-dedans, aux courants d’air qui faisaient voler les feuilles. Au fil du temps et des machines, puis des présences du réseau, il y a eu des tas de petits gestes nouveaux, des cohabitations de gestes, des feuilles étalées et des fenêtres ouvertes sur le “multi-finder” (un peu décalées pour faire aller la souris de l’une à l’autre…).

Et puis maintenant c’est la danse du majeur. Glisser, double-taper, gros clic du pouce… Dossiers (affichage colonne), bookmarks, liens, historique de navigation, Spotlight (zut et flûte où donc ai-je mis cet article en PDF), scinder la fenêtre, menus déroulants, feuilles de style, onglets, pomme-R. Lire verticalement au moins autant qu’horizontalement, marquer la page web ou PDF, suivre un lien, revenir, repartir.

Avant, c’était photocopies, ciseaux, colle, montage, re-photocopie. “Je fais un montage.” Bien référencer les extraits, indiquer la cote du bouquin à la bibliothèque pour aider les lecteurs. Maintenant c’est la danse du trackpad, éditer formulaire, insérer lien, renvoyer vers ancre, éditer table des matières, enregistrer sous, parcourir chemins d’accès, téléverser, authentification, déposer. “Vous trouverez l’avis complet de Corneille au sujet de Thyeste sur la plate-forme en ligne”, connection avec votre mot de passe de la fac, inscription libre.

Les dossiers sur ordi ça ne ressemble pas du tout à des dossiers de papiers, mais ça a changé assez progressivement pour que les habitudes anciennes se laissent recouvrir par les nouvelles sans faire de bruit. Juste un petit trouble musculo-squelettique tenace, à peu près aussi tenace que la corne qui marquait — sur le majeur aussi, mais pas jusqu’à l’épaule —  la place du stylo bille, autrefois.

Dessin de lettres avec Odisea Astral de Roy Carjaval, leçon sur La Poétique d’Aristote sur le site de J. Darriulat, dossier sur le tragique dans l’atelier de Fabula.

16 sept 2008

Oublie David Bell


Et aussi l’interdisciplinarité, la “pensée probabiliste du récit policier”, la rhétorique, à ne pas confondre avec la poétique, attention, de la science (la poétique, c’est mieux), la littérature dans les sciences exactes, “l’étrange affaire du chat de madame Hudson”, les structures du whodunit dans les romans de vulgarisation scientifique, et puis aussi les sourires du flamand rose et toutes ces putain de Vénus, hottentotes ou pas.

Qu’est-ce que ça peut bien te faire d’avoir cité, il y a dix ans, un prof qu’elle ira voir aujourd’hui, dans un article que personne d’autre que toi n’a jamais lu et ne lira jamais, de toute façon?

Hans Hartung

Cliché sur http://www.mbg.trivulzio.com/Articles/mos_triennale.html

16 sept 2008

Les nouilles de Mme Ph(i)Nk0


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C’était qui déjà? D’où sort ce nom de chimie portative?

Avec elle au contraire c’était tout différent: la félicité qui me venait d’elle était à la fois celle qu’il y avait à me dissimuler, moi punctiforme en elle, et celle qu’ily avaiy à la protéger, elle punctiforme, en moi-même, c’était une contemplation vicieuse (étant donné la promiscuité convergente et punctiforme de tous en elle) et à la fois chaste (étant donné son impénétrabilité punctiforme à elle). En somme, que pouvais-je lui demander de plus?

Ah oui, c’est celle qui finit par dire quelques lignes plus bas:

“Mes garçons, si j’avais un peu de place, comme il me serait agréable de vous faire des tagliatelles.”

Et ça va dilater tout l’espace et ce sera le Big Bang. Même si ce texte est joli, je n’aime plus vraiment Italo Calvino, ni les tagliatelles, ni l’obscurité impénétrable des équations non linéaires décrivant tel comportement déroutant où des tas de grandeurs variables sont dépendantes les unes des autres : par exemple une course de vélo où la règle c’est d’être celui qui roule le plus lentement (au contraire d’être le plus rapide, pour changer). Quelle sera la dynamique du peloton de cyclistes ? Quelle forme va bien pouvoir prendre le groupe qui roule (on sous-entend qu’il est interdit de s’arrêter)?

Non, rien de tout ça. Peut-être faire un dessin de lettres avec la poudre d’algaroth (Sb51), le colcothar (Fe2O3) ou le sel admirable (NaOSo3)? Ou cliquer dessus? Ce ne sont pas tout à fait les bonnes images mais qu’est-ce que ça peut faire? Ça n’apprendra rien à personne, mais c’est joli.

Cosmicomics (Le cosmicomiche, 1963), 1968, p.47-52; Periodic Table Printmaking Project.

18 sept 2008

Pas de 17


Quand je crie, d’abord les garçons se taisent, puis ils pleurent, et ensuite ils rangent. Ils pleurent plus si je pleure aussi, mais ils ne crient pas plus si je hurle.

19 sept 2008

Campus


Tu n’as qu’à imaginer un docteur. Pas un grand mandarin, ni un chef de labo, ni un directeur d’hôpital. Juste un bon toubib. Il ne fait pas la première greffe de visage du monde, ne découvre pas de nouveau vaccin, ne sauve pas la vie des enfants du Tiers-Monde et ne dénonce pas la misère des services d’urgence devant les caméras de la télé. C’est juste un bon toubib, plutôt ponctuel, qui travaille tard et aime son travail.

Tu n’as qu’à imaginer que ce docteur parvient un jour à soulager une patiente qui ne savait plus trop quoi faire de son mal. Qui avait consulté des spécialistes, pris des traitements, suivi des conseils et revu d’autres toubibs. Lui ce n’est qu’un généraliste, pas très calé sur sa maladie, disons — une maladie de peau, disons, voilà, une de ces maladies de peau qui n’intéressent pas tellement les grands mandarins et les spécialistes, parce qu’elle est banale, bénigne, ne met pas la vie en danger (”n’engage pas le pronostic vital”),mais qui empoisonne la vie de la jeune patiente.

Lui, il lui donne juste des conseils d’hygiène, deux ou trois pommades mais il sait bien qu’elle ne les utilisera pas plus de deux ou trois jours, et pendant ce temps-là il la regarde, l’écoute, lui raconte des petits trucs, discute avec elle de plein d’autres choses que de sa maladie, et la fait rire. Il sait bien que sa maladie ne se soigne pas, qu’elle fait partie de ces maladies avec lesquelles il faut se contenter de vivre, avec des hauts et des bas, le facteur psychologique, tout ça. Et puis dans le fond, qu’elle n’est pas grave, sa maladie, il en voit tellement d’autres.

Et tu n’as qu’à imaginer que son petit manège de bon toubib marche assez bien pour que la patiente se sente mieux, et même qu’elle se croie guérie, et qu’elle aille beaucoup mieux.

Et qu’elle lui dise, aussi; qu’elle vienne lui dire, de temps en temps, comme ça va mieux, et qu’elle lui parle de plein d’autres choses que de sa maladie, et que ce soit le début d’une belle histoire entre eux, parce que le toubib aime bien aussi qu’on vienne lui parler de son travail et l’écouter, aussi: c’est tellement souvent le contraire, il y a tellement peu de patients qui reviennent lui parler de ce qu’il a réussi pour eux, alors quand c’est aussi gentiment, ça lui plaît beaucoup au toubib, et il se sent bien lui aussi.

Ça le console de ne pas être un grand mandarin, un French Doctor médiatique, un chirurgien miracle ou un découvreur de vaccin. Quand la belle patiente revient le voir il se sent aussi important que tous ces mandarins-là, aussi intelligent, aussi célèbre; ça pourrait être quelqu’un d’autre qui l’admire, qui lui dise tout ça, mais c’est elle qui le lui dit, et c’est lui qui l’a soignée, alors c’est complètement différent.

Alors si tu imagines bien tout cela, tu peux imaginer la suite. Quand elle repart, qu’elle s’en va comme elle est venue, avec sa maladie de peau sur la figure, mais que désormais il n’arrive plus du tout à soigner avec ses petits trucs, il est très malheureux bien sûr.

Mais ce n’est pas tout, parce que c’était elle et que c’était parce qu’il l’avait soignée avec ses petits trucs, et que ça ne pouvait être personne d’autre; alors il est très malheureux, bien sûr, mais aussi il n’aime plus du tout son travail ou soigner des tas d’autres gens, et il ne les soigne plus très bien, d’ailleurs.

Photo © E. 2007

20 sept 2008

Nage


21 sept 2008

1996-1997


Second post à contraintes. Ce n’est pas pendant la semaine évidemment que la machine fonctionne à plein régime. Elle y est plutôt au point mort, moteur au ralenti, et parfois même à l’arrêt. Le plein régime d’ailleurs ne s’atteint pas si facilement. Les balises sont une chose, leur direction en est une autre. Continuer tout droit, en accélérant le long de la voie tracée, ou bifurquer, sauter des années, marcher de travers?

La contrainte est un crible, pas seulement un moteur. Sept “tags” sont restés nus pour ce septième jour de la semaine. Si ce n’est pas une invitation? Sautons à la septième année. Quels en sont les visages, les moments, les mots, les lieux, les petits riens?

Un visage débouchant du couloir dans la grande salle de réunion (quel était son numéro dans ce temps-là? Ils ont tous changé, je ne sais plus le numéro) pour l’assemblée de rentrée, haute stature, mine avenante, et avant-même de dire bonjour, ces mots: “Je ne suis pas ton ennemi.”

Non. Sept jeunes visages attentifs dans une petite salle sans tableau, où un “paper-board” a été installé, et sur lequel s’allonge la liste des expressions utilisant les noms d’animaux, les noms des couleurs, les noms des légumes, et leur léger ou fort accent pour les prononcer. “Je ne vais pas poua-rô-teeer des heures!” — “Les carott’ sont couites” — “Il est revenûû complètement gris” — “Vert de jalousiiiie”. Sur les rochers de la pointe du Créac’h où je les ai emmenés, ils jouent comme des enfants les brillants étudiants allemands.

Non. Le visage émerveillé d’un enfant qu’on embarque pour la première fois dans un avion, au retour d’un entretien de plus à l’autre bout de la France; le paysage si monotone des champs de nuages sous la diagonale de l’aile, qui le fascine pourtant. Un enfant de trois ans mangeant avec application son croissant Air France, au retour de 1800 kilomètres parcourus docilement pour parler dix minutes devant 5 personnes.

Non. La cathédrale d’Amiens, de loin, au-delà des petits canaux pleins de petits restaurants où l’on nous emmène déjeûner avant que le colloque reprenne; la chaleur de mai fait gonfler mes jambes sans doute encore davantage que la grossesse qui m’alourdit; je n’ai même pas l’idée d’aller voir la belle cathédrale, car les visages de l’amphi, les mots avenants ou critiques qui en parviennent, le trac avant de prendre la parole, les idées à défendre ou à attaquer, tout cela remplit tout l’espace qui pourrait être celui de la petite Venise picarde et sa très belle cathédrale au-delà des canaux.

Non. A Lyon, au bord des fleuves, on marche en causant de politique: il est question de dissoudre l’Assemblée; on vient de manger un très bon dîner gastronomique après avoir visité quelques traboules pour se dégourdir d’une journée entière en réunion, et l’air est tiède au bord des fleuves où s’allument les lumières. Les autres s’inquiètent de ma fatigue. C’est vrai que je suis très fatiguée, mais ce paysage est si merveilleux!

Non. Au bord de la mer, se laisser bercer par la houle des journées où passent les mêmes vagues de tranquillité après les incertitudes: quand je me lève, je vais nager dans l’eau claire du matin, qui porte mon gros ventre sans effort; je rentre manger avec les autres, puis je m’allonge dans l’ombre tiède avec cet enfant qui joue près de moi et une pile de romans de Fruttero et Lucchentini. Je m’endors souvent. A la fin de l’après-midi on va sur la plage. C’est un très bel été: pour moi, les incertitudes sont terminées, tout ce travail, enfin récompensé, et L’amant sans domicile fixe conte une bien belle histoire d’amour à Venise. Toute une vie désormais à lire des livres et en parler!

Que d’illusions.

Dessins de lettres avec Pique’n'meex de Kingthings - sur Dafont.