01 nov 2008

Kublaï in Berlin


[...] tout au contraire parcouru d’élans d’euphorie. Il se soulevait sur ses coussins, il arpentait à grands pas les tapis étendus sous ses pieds par-dessus les pelouses, il se penchait aux balustrades des terrasses pour dominer d’un oeil halluciné l’étendue des jardins du palais, qu’éclairaient des lanternes suspendues dans les cèdres.

— Et pourtant, je sais bien, disait-il, que mon empire est fait de la matière des cristaux, qu’il agrège des molécules selon un ordre parfait. Dans le brouillonnement des éléments, prend forme un diamant magnifique et très dur, une montagne immense, d’une infinité de facettes, et toute transparente. Pourquoi tes impressions de voyage s’arrêtent-elles aux apparences décevantes, et ne saisissent-elles pas ce processus irrésistible? Pourquoi te complais-tu en des tristesses inessentielles? Pourquoi caches-tu à l’empereur la grandeur de son destin?

Parce qu’ils ont fermé Tempelhof, dit Marco.

C’est seulement lorsque tu connaîtras le résidu de malheur qu’aucune pierre précieuse ne pourra compenser, que tu pourras prévoir le nombre exact de carats auquel le diamant final devra tendre.

Berlin n’a pas sauvé Tempelhof. Image ici.

17 nov 2008

Nords


Bien sûr il faut y marcher. Je ne vois pas comment on pourrait regarder ces paysages sans avoir l’idée d’y marcher. La photographe explique qu’elle attend toujours que les lieux qu’elle choisit soient complètement déserts. Cela fait deux attentes à combiner, avec celle de la lumière. Elle prétend aussi qu’elle ne retravaille pas la luminosité, si j’ai bien compris son discours. Qu’elle a une prédilection pour les lumières diffuses.

Celles du Mecklembourg sont idéales. Je me souviens de mon voyage dans le nord de l’Allemagne il y a très longtemps. Comme j’étais jeune! Je n’aimais pas encore si clairement les hivers, les ciels blancs, les horizons grisés que quelques années plus tard, lorsque j’aimais laisser passer l’heure du premier cours au lycée pour aller marcher toute seule dans la ville médiévale toute enrubannée de brouillard. On avait eu une excursion au bord de la mer du Nord. Je me souviens d’une plage de sable noir et d’une plage de sable blanc. Et surtout de cet horizon tout blanc. On était en mai, pourtant, mais dans mon souvenir le gris du ciel est si clair sur l’horizon plat qu’il en touche le blanc du doigt. Voilà ce qu’il faut rechercher.

A fouiller ma mémoire à la recherche du nord je retrouve un autre mois de mai, c’est étrange ces permanences de mai alors que l’idée du nord appelle les hivers. Que de pluie! La pluie faisait des rideaux sur les plaines et des rivières sur les vitres du train. On était quatre et on allait en Hollande. C’était prévu depuis longtemps, et c’était arrivé juste un peu trop tard pour que ce soit un voyage plein d’étincelles. Au lieu de quoi, dans la morosité de ce groupe dont l’amitié avait déjà passé sa flambée passionnée, on regardait la pluie par les vitres du train, en évitant parfois certains regards et, toujours, certaines conversations. Je lisais un roman de Beckett parfaitement adapté à mon état d’esprit: Comment c’est. Les autres lisaient aussi. On lisait tous. On allait dans les musées, aussi. Et un peu sur les plages toutes grises sous les rideaux de pluie.

Avec maman on est allés aussi en Hollande. Deux images complètement opposées me restent de ce petit voyage. La première est dotée d’une explosion de couleurs et de formes dans les champs de tulipes et les serres d’une exposition horticole internationale qu’elle avait beaucoup insisté pour visiter. La seconde contient à nouveau de la pluie. C’est le passage hallucinant de la voiture dans les rideaux de pluie sur les grandes digues de la mer, assez immenses et larges pour supporter les autoroutes où passait la voiture. La mer grise avec une haute houle à gauche et à droite, la pluie partout, et la voiture perdue dans toute cette eau.

Le Nord. Je n’ai jamais été plus haut que Brême. D. a fait un voyage en Norvège quand il était adolescent. Cela ne me tentait pas vraiment. Mais les grandes plaines du Nord de la Hollande, de l’Allemagne et de la Pologne, oui, j’étais sensible à leur poésie. Comment ça se fait? Grass, Gogol, L’expédition Günnar Lennefsen — non, tout ça c’était beaucoup plus tard, et je cherche une racine plus profonde de mes rêveries de nords.

C’est ça. Je sais. Ah quelle lecture merveilleuse. Ce livre de poche qui avait traîné dans les toilettes de Célesteville longtemps avant que je décide de l’essayer. Comme tous les “poches” rapportés par maman nul n’aurait su et nul ne saura jamais dire le canal de son arrivée jusqu’à la maison. Mais tout comme un Mishima écorné et un Nabokov à l’illustration très dissuasive, Alexis - Le coup de grâce avait attiré mon regard passant dans ces lieux bien longtemps avant que je l’en emporte dans ma chambre et me mette à le lire, passant Alexis qui ne me disait rien (à l’époque) et plongeant, fascinée, dans les horreurs embrumées du Coup de grâce. J’ai beaucoup aimé, à cet âge qui est aussi, je m’en rends compte, celui de mon voyage en Allemagne du Nord, les récits développant sadiquement dans une belle prose romanesque et transparente des horreurs froidement décrites par des soldats pensifs.

Une ballade allemande dit que les morts vont vite, mais les vivants aussi. (…) Les dix mois les plus pleins de ma vie se sont passés à commander dans ce district perdu dont les noms russes, lettons ou germaniques n’éveillaient rien dans l’esprit des lecteurs de journaux en Europe ou ailleurs. Des bois de bouleaux, des lacs, des champs de betteraves, des petites villes sordides, des villages pouilleux où nos hommes trouvaient de temps à autre l’aubaine d’un cochon à saigner, de vieilles demeures seigneuriales pillées au-dedans, éraflées au-dehors par la marque des balles qui avaient abattu le propriétaire et sa famille (…)

Yourcenar, page 87 dans l’édition de la Pléiade. L’illustration de couverture du Folio a depuis longtemps été remplacée par un Schiele qui me plaît beaucoup moins. On trouve encore l’ancienne édition chez des bouquinistes, comme celui-ci.

19 nov 2008

Glaise


J’ai les personnages, j’ai le scénario, j’ai les lieux, le ton, le prétexte. J’ai la voix. La phrase-noyau existait avant, sortie par hasard d’une autre image et, si je veux rester vraiment honnête, d’une autre phrase-noyau. Les photos trouvées ensuite lui ont donné sa raison de persister. Tout est prêt. Je peux démarrer, alors?

Non. Eh non. Parce que la photographe n’a pas répondu, et encore moins donné de solution. Je ne suis donc pas en mesure de pointer vers une seule image et la voix ne pourra s’élever que de la série toute entière. Voilà qui modifie considérablement le projet, et oblige à travailler encore, à malaxer encore la base de données narratives d’où pourra sortir une voix capable de passer d’une image à l’autre sans perdre sa cohérence.

Pour l’instant je ne trouve pas. Quelques idées essayées par-ci, par-là, sans résultat. Et il faut compter aussi avec tellement de creux, de fossés, de fondrières de mon âme et de la sienne. Perdre le fil de texte fragile entrevu dans un pli de la nuit, cassé ou soufflé au vent de la colère, de la mélancolie, de la tristesse sans fond et sans nom qui me ronge. Des heures entières à dormir, à attendre un écho apaisé de sa voix et de la tristesse sans nom qui la ronge.

Glaises, argiles, ateliers pleins de boue de nos futures agilités, tremblant encore bien trop de nos fragilités. Argiles encore beaucoup trop fragiles, glaises durcies, séchées, friables, craquant au moindre modelage. Il faut travailler encore.

Extrait d’une image de Friederike von Rauch.