25 nov 2008

Litophages


Ma mémoire me trahit. Imprudemment j’y puise pour mon frère l’image d’un insecte emprisonné à jamais dans l’ambre, qu’un poète aurait choisie… Erreur! J’ai beau relire le recueil je ne retrouve au contraire qu’un énorme pistil où coule une résine qui poisse, qui ne veut pas cicatriser:

Fruchtblatt, augengroß, tief
geritzt; es
harzt, will nicht
vernarben

Ou le grand Chien d’Orion, encore, au méridien colchique de Tarussa, comme s’il attendait depuis tout ce temps d’être aperçu par moi, “à la verticale de l’été”!

Mais ce n’est pas une constellation d’allusions, fussent-elles prémonitoires, que je cherche ici cette fois. Je parlais à mon frère des pierres et de l’ambre et ne retrouve que les fidèles dattes de mer, pétrifiées, dans l’autre langue:

Steindattel

— à peine bougées, quelques pages plus loin, dans une strophe où le jeu de la consonne s’extrait si péniblement de la mer d’huile, pour y asseoir une bête butée:

Ölgrün, meerdurchstäubt die
unbetretbare Stunde. Gegen
die Mitte zu, grau,
ein Steinsattel, drauf,
gebeult und verkohlt,
die Tierstirn mit
der strahligen Blesse.

Celan (”un pistil, gros comme un oeil, avec une profonde / rayure, il / bave de la résine, il ne veut pas / cicatriser” et “Vert d’huile, saupoudrée de mer l’heure / impénétrable. Vers / le milieu, grise, / une croupe de pierre, dessus, / bossué et carbonisé, / le front de bête avec / sa lisse rayonnée.” — dans la traduction, pas toujours incontestable, de Lefebvre chez Gallimard).

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30 nov 2008

Pot of ashes


Sir Humphry Davy, né à Penzance (quel nom exotique pour un obscur village de Cornouailles!), mort à Genève à 51 ans (une vie bien brève), aimait la pile galvanique, et en fit usage si prolifique qu’il isola, à l’aide d’icelle, plusieurs éléments de première importance (le sel, quand même!), et mit aussi au point une lampe à faire remonter presto les mineurs pour leur éviter le grisou. L’un des éléments, il l’a appelé comme ça parce que c’est ça qui reste quand on isole un élément par électrolyse (c’est comme ça qu’on dit aujourd’hui pour la pile galvanique). Potash, c’est le pot of ashes où gît, désormais tout nu, al-kali (disaient jadis les Aarabes), métal alcalin mou, d’aspect blanc métallique (légèrement bleuté) que l’on trouve naturellement lié à d’autres éléments dans l’eau de mer et dans de nombreux minéraux. Il paraît aussi qu’on le coupe aisément avec un couteau. Et qu’il réagit très violemment avec l’eau. (Je croyais qu’il n’y avait que le phosphore qui faisait ça.) Alors bon, on lui a donné un K, par déférence (kalium, ont dit les Latins), mais on a continué à l’appeler potassium, parce qu’au départ c’est quand même juste une pâte cendreuse blanche dans le pot de Sir Davy, petit pharmacien surdoué de Penzance, Cornouailles.

Ah, le potassium! Popotin, porridge, pottage, potachium, opposum. L’ion potassium est un sacré gaillard. Un sérotoninergique, si vous voulez tout savoir. Le genre à dépolariser la membrane, si vous avez suivi. N’empêche, au début, tout ça gisait dans un pot o’ashes, machin blanchâtre à couper au couteau, ou fleur de cendre —

Ich bin allein, ich stell die Aschenblume
ins Glas voll reifer Schwärze.

La langue des bourreaux, semble-t-il, était la seule à lexicaliser cette formation cendrée. Etonnante convergence avec les fleurs de givre que nous aimons bien. Ça convenait si bien aux glaces que Celan roulait dans sa bouche comme des galets, des schibboleths, en attendant le jour où il pourrait mâcher tout ça, manger la pierre:

Ich steh im Flor der abgleblühten Stunde
und spar ein Harz für einen späten Vogel:
er trägt die Flocke Schnee auf lebensroter Feder;
das Körnchen Eis im Schnabel, kommt er durch den Sommer.

Grain de glace, fleur de givre, fleur de cendre (Aschenblume), pot de cendres, pot o’ashes, potassium. Remonter le courant d’une lecture en apprend autant que le descendre, pas vrai?

Et en chemin, je ramasse l’ambre “épargné” par l’oiseau tardif. Ah il était donc là le galet doré, même si poisseux, résineux, que je cherchais l’autre jour. Ein Harz, et c’est une belle chance que cette polysémie que sparen prend en français. Quelle chance! se dit Celan. Me voilà — sauvé.

Celan: “Je suis seul, je mets la fleur de cendre / dans le verre rempli de noirceur mûrie” et “Je suis dans la pleine efflorescence de l’heure défleurie / et mets une gemme de côté pour un oiseau tardif: / il porte le flocon de neige sur la plume rouge vie / le grain de glace dans le bac, ilarrive par l’été”  dans la traduction de Lefebvre, impuissante encore — toile d’Anselm Kiefer, ici par exemple.

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